www.meltonpriorinstitut.org - 01.12.2015
François Pétry
Un carnet à dessins, acquis à Strasbourg il y a une trentaine d’années, mais de provenance parisienne, qui relate un voyage aller-retour de Paris à Aix-les-Bains, conduit à se poser bien des questions. En le feuilletant, on y trouve bien des singularités à un point tel qu’une question s’impose d’entrée : a-t-on affaire à un carnet de fantaisie, créé de chic, évoquant un voyage rêvé ou au journal d’un voyage réellement effectué ? Ce calepin raconte en continu une histoire : il s’agit du récit, effectué par le seul dessin, d’un voyage aux eaux thermales d’Aix-les-Bains en juillet-août 1840. Un homme, certainement encore jeune, part de Paris, prend une voiture de poste, qui, de relais en relais, gagne Aix par la route de Paris à Turin ; il séjourne quelques semaines dans la ville thermale, puis revient à Paris (Auteuil) par le même moyen de locomotion en faisant néanmoins un crochet par la Suisse.
Habituellement dans les carnets de voyage - et il en existe un grand nombre, singulièrement de la première moitié du XIXe siècle -, un voyageur se déplaçant dans des conditions similaires (voiture à chevaux) utilise une même forme de représentation dans son carnet, sans trop de ruptures : il présente, en général en pleine page, les paysages successifs rencontrés au moment des diverses étapes, met en scène des rencontres, insistant sur les incidents cocasses ou graves (intempéries subies, rupture d’essieu, difficile traversée de gué, accident plus sérieux éventuellement) ; le dessinateur peut afficher un intérêt aussi pour les particularités (costumes provinciaux, fêtes populaires, etc.) et bizarreries locales (personnages originaux, lieu de culte singulier) qui peuvent l’avoir frappé. Le voyageur peut aussi faire l’économie de la représentation des déplacements aller comme retour et ne montrer que le séjour sur le lieu de destination : c’est le cas du Voyage dans les Pyrénées que Delacroix crée, au moment d’une cure à Eaux-Bonnes, et qui apparaît dans une ligne relativement classique de représentation de carnet de voyage.
Il n’en est pas de même de ce calepin, caractérisé par divers partis pris originaux. Il y a d’un côté des séquences temporelles : le voyage aller, le séjour sur place, enfin le retour. De façon singulière, ces séquences temporelles se caractérisent chaque fois par un traitement particulier : la vision que donne l’auteur de ce carnet varie ainsi dans le temps et l’espace. Au moment de la résidence à Aix, il va même utiliser deux procédés différents, démultipliant ainsi les séquences du temps du séjour. Le voyage a été une réalité, par moment peut-être ennuyeuse, mais le dessinateur a eu une approche en permanence teintée d’humour, ce qui agrémente davantage encore la consultation de ce calepin.
Ce carnet constitue effectivement un régal pour le regardeur : avec la connaissance que nous pouvons avoir de créations et mouvements artistiques, parfois météoriques, qui se sont produits depuis 1840…, la consultation de ce petit ouvrage se révèle d’une richesse stimulante.
Voyager en malle-poste ou en chaise de poste
En lieu et place des lourdes diligences jaunes des Messageries générales de Laffitte et Caillard, les voyageurs pressés (et disposant de moyens) utilisaient les malles de la poste. Les itinéraires, recensés par l’officiel « livre de poste », empruntaient essentiellement les routes royales rayonnant à partir de Paris. Pour aller de Paris à Aix-les-Bains, qui à l’époque se trouvait à l’étranger, en Savoie, la malle-poste a couvert une bonne partie de la route royale de Paris à Turin, ne quittant celle-ci que vers la fin du parcours. On peut rappeler que le chemin de fer ne relie Paris à Lyon qu’en 1848, la voiture à chevaux est encore en 1840 le mode de transport incontournable. Les grands itinéraires, organisés par l’Etat, étaient jalonnés de relais à des distances variant de douze à vingt km. Ce sont ces relais que le dessinateur évoque de façon particulière dans son carnet, même s’il semble en omettre quelques-uns. Le paiement, a priori réglementé, se faisait à la poste (selon le nombre de relais), au nombre de chevaux, mais il y avait aussi de très nombreux impondérable, inventés de toutes pièces par les divers agents intervenant sur le parcours.
Attelage de chaise à la française (ici „dreÿspannig », c’est à dire avec trois chevaux), détail de la planche 14 de l’ouvrage d’Alexander Hofer, Le régulateur du sellier / Anweisung zur Sattlerarbeiten…), 20 lithographies de Hofer, éd. G. Engelmann, Mulhouse, 1818. Parfois, le maître de poste exigeait que trois chevaux soient attelés pour une étape, avec l’argument de ménager les chevaux : le coût de l’étape était en conséquence plus élevé.
Le menage en postillon était de règle jusqu’en 1840, c’est-à-dire que le postillon menait l’attelage en étant assis sur l’un des chevaux. Dans l’attelage à la française, les postillons sont, jusqu’en 1840, à cheval sur le cheval dit porteur, généralement celui qui est à gauche. Ultérieurement, s’impose le menage en cocher : le conducteur est alors installé sur le siège de la voiture. Le dessinateur du carnet n’a affaire qu’à des postillons. Ceux-ci portent en France (et apparemment aussi en Belgique) un uniforme rutilant : une courte veste de drap bleu de roi, avec parements décoratifs, retroussis rouge, couleur qui était également celle de leur gilet.
Vestes et équipement de postillons conservés dans des musées européens (Bordeaux, Bruxelles).
Notre voyageur a en ligne de mire tout au long du voyage les dos des postillons qui se succèdent aux divers relais. Veste courte avec retroussis et autres équipements de postillon, comme couvre-chef, fouet, brassard (quelquefois, on devine l’amorce de la plaque fixée sur le brassard), cornet et bien sûr les grandes bottes rigides de postillon sont ainsi documentés, quoique vus seulement depuis l’arrière et donc représentés partiellement. Les bleus et rouges éclatants de l’uniforme font défaut, le dessinateur utilisant essentiellement le trait à la plume. Dans le cas des deux seuls postillons mis en couleurs, pour les relais de Genève et Lausanne, celui de Genève porte un uniforme approchant, mais le bleu est atténué et le retroussis fait défaut.
Balzac notamment dans Ursule Mirouët et Un début dans la vie, et bien d’autres voyageurs de l’époque, ainsi le Révérend Dibdin, ou encore des historiens récents comme G. Berthier de Sauvigny ont évoqué les péripéties marquant les voyages en malle-poste ou en diligence. On a ainsi assuré que « le vrai postillon reçoit de toutes mains ». La rapacité et même l’ivrognerie des postillons (dont le nom générique populaire était Boissec) étaient bien établies. On a même pu dire que le premier défaut abreuvait le second… Le Révérend Thomas Frognall Dibdin dans son Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France (paru chez Crapelet en 1825) n’est pas avare de détails sur les façons variées d’escroquer des voyageurs. Apparaissant comme un milord anglais « bon à plumer », celui-ci a eu parfois l’impression fondée de se faire voler à tous les niveaux (postillon, maître de poste, maréchaux-ferrants des relais, aubergiste). Le Rév. Dibdin décrit assez plaisamment l’une de ses expériences : «Dix francs [somme considérable] pour une misérable côtelette, un fricandeau détestable, des artichauts demi-cuits, et une bouteille de vin ordinaire, dont il était impossible de boire ! assurément ce prix était assez monstrueux pour exciter la vivacité bien connue d’un voyageur anglais qui réclame ; mais il faisait vraiment trop chaud pour parler haut. Madame l’aubergiste empocha mon argent, et j’emboursai la honte que ce prix exorbitant peut avoir jetée sur moi ». A un autre relais (à La Ferté-sous-Jouarre), il narre « que quatre maréchaux au moins s’élancèrent de leurs forges respectives pour visiter la voiture dans toutes ses parties » et, préfigurant peut-être quelques garagistes contemporains, y trouvèrent quantité de problèmes nécessitant des réparations d’urgence : « les drôles eurent quatre francs au lieu de six qu’ils avaient l’impudence de demander »...
De ces mésaventures et éventuelles extorsions, le carnet ne rend pas compte, le texte étant limité pour les parties consacrées à l’aller et au retour, au signalement laconique du nom du relais. On n’y voit apparaître qu’un seul relais figuré, celui de Saulieu.
Des procédés variant selon les divers temps du voyage : des protocoles pour l’aller, le séjour sur place et le retour
Si le contenu est, à première vue, déroutant, le carnet lui-même est d’un type des plus classiques : une couverture cartonnée marron rouge, un format à l’italienne assez courant de 17 x 23,5 cm, 62 feuilles ; à part la première page, restée blanche (page de garde en début de calepin ou page peut-être destinée à un titre qui n’est pas venu), les 61 autres feuilles sont toutes utilisées. Les choses se compliquent quelque peu, passés la feuille blanche et le « frontispice » (pages 1 et 2) : en effet, le dessinateur déconcerte le regardeur en déjouant les règles du carnet de voyage. D’une certaine manière, il suit la règle générale du carnet de voyage et on y retrouve les classiques séquences chronologiques, ainsi, le voyage aller, la découverte du lieu de cure, le séjour et enfin le retour. Mais, en lieu et place d’une forme linéaire unique, qui est habituellement celle d’un même carnet, l’auteur va mettre en œuvre des protocoles variant selon les temps de son voyage.
Dès les premiers tours de roue, le dessinateur a pris le parti de ne représenter les diverses étapes (relais de postes) que par les seuls dos des postillons (ceci d’abord quasiment en continu sur 16 pages)… Il s’agit de la mise en œuvre d’un protocole. Une fois arrivé à Aix-les-Bains, le dessinateur fait le choix d’autres procédés : il consacre d’abord une longue série de dessins à la présentation du cadre (22 vues). Ce sont des vues des abords d’Aix ou représentant quelques fontaines et autres monuments ; elles sont parfois animées, mais les figures humaines sont minuscules (2 à 10 mm de hauteur). Le voyageur repart le 18 août 1840, vers le nord, de nouveau en représentant des vestes de postillons : on ressent bien un léger relâchement par rapport au protocole initial lorsqu’il traverse la Suisse, mais, il retrouve ses marques une fois revenu en France. Le voyageur lui-même n’apparaît qu’une seule fois dans ce carnet, il s’agit de la dernière vue lorsqu’il arrive chez lui à Auteuil. Il se représente alors de trois quarts dos, on ne connaît ni sa figure, ni son nom…
A l’aller, le choix de « l’enfermement »: calé au fond de la voiture
Le dessinateur voyage très probablement dans une malle de poste, où voyagent trois ou quatre voyageurs, mais il ne fournit pas la moindre indication sur d’éventuels compagnons. On doute un peu qu’il ait voyagé seul dans une chaise de poste à un seul voyageur, le prix du trajet aurait été exorbitant, mais cela n’est pas à exclure : il est possible que notre voyageur ait été en état de payer une somme importante, vu ses fréquentations sur place à Aix. On sait par les relations de voyages de la première moitié du XIXe s. que, selon un code convenu, le postillon signalait, à son arrivée au relais, par trois coups de fouet au lieu d’un, que son voyageur, était à la fois pressé et en état de bien payer... ce qui réveillait bien des ardeurs dans les relais.
Durant la première séquence, celle de l’aller, les dessins donnent l’impression que le voyageur est comme terré au fond de la voiture et qu’il n’a comme point de vue, que le dos du postillon, vu ou partiellement entrevu à travers un interstice... A chaque relais d’étape, le postillon change. Le dessinateur représente le plus souvent sur une même page deux postillons (ceux de deux étapes successives), quelquefois il en figure trois ou même seulement un postillon unique. Ces dessins sont assez petits par rapport au format de la feuille et apparaissent ainsi comme des vignettes isolées, sans cadre ou case, sur les pages consacrées au voyage aller.
Il y a comme une découverte ethnographique graduelle du postillon et de son équipement. Le dessinateur peut ainsi ne représenter que la tête coiffée du chapeau, le dos bien sûr et le haut des bras (un brassard étant fixé au bras gauche), l’un des bras se prolongeant parfois par un fouet ou des rênes : le meneur de la voiture peut ainsi apparaître quasiment comme un manchot, privé de ses avant-bras… Du cheval porteur, monté par le postillon et qui fait littéralement corps avec lui, on ne voit longtemps que l’amorce d’un haut de selle et éventuellement de vagues traits indiquant le dos de l’animal. Sans qu’il y ait une progression systématique, le tableau se complète graduellement : au relais de Melun, le postillon porte une courte pèlerine protégeant la veste (en raison d’un orage ?) ; près de Joigny, le haut de l’arrière de la selle est davantage visible ; à Auxerre, l’un des deux postillons représentés fume la pipe. De façon générale, on voit à peine la tête du postillon, celle-ci disparaissant entre col de veste et chapeau. Exceptionnellement, le dessinateur nous montre des postillons de profil, à deux reprises. Des éléments complémentaires apparaissent dans l’approche d’Aix : au Bourget, un postillon un peu gros a le corps entouré d’un cordon à pompon qui retient un cornet, même le haut de ses bottes, grandes et rigides, est visible sur cette vignette. Au relais suivant (Chambéry), un grand et mince postillon porte également le cornet retenu par un cordon.
Planches 8 et 10 du calepin. Sur la planche 8, trois postillons correspondant respectivement aux relais de Sens, Villevallier et Joigny. Quoique les figures soient raides, le dessinateur a insufflé comme un mouvement à ces trois figures. Entre Arnay-le-Duc et Rochepot, le voyageur a été conduit d’abord par un postillon qui n’a pas l’uniforme adéquat, mais porte un bonnet et une blouse de paysan ; en contrepartie, le postillon suivant a la tenue réglementaire. Le château, bien ruiné ici, a été entièrement reconstruit dans un esprit néogothique à partir de 1893.
Le dessinateur ne déroge au protocole qu’il s’est fixé que très peu de fois. Des éléments extérieurs aux postillons ne viennent s’insérer qu’exceptionnellement : à Saulieu (pl.9), où le relais de poste (le voyageur y a peut-être passé une nuit) est esquissé entre deux dos de postillons ; de même, entre Arnay et Rochepot (pl.10), le voyageur retient, entre deux dos de postillons, la silhouette du château de Rochepot qui est alors sous forme de ruines. On note cependant que ces deux apparitions de paysages se trouvent à l’arrière-plan de dos de postillons. La vision d’une jeune femme bressanne, portant coiffe et nourrissant des poules, le conduit à mettre un coup de canif dans ce premier protocole : visiblement charmé, il la reproduit en pied, à la planche 19 de son calepin sans qu’y figure quelque dos de postillon.
Prise en compte du paysage, une fois arrivé à Aix
On note un changement de pied radical lorsque le voyageur est arrivé à Aix. A partir de ce moment-là, le dessinateur décide d’abord de ne s‘intéresser qu’au seul paysage et prend le parti de représenter avec minutie et systématiquement le cadre dans lequel il se trouve. Le choix de certains paysages est une nouvelle fois singulier : on relève un goût marqué pour des bâtiments isolés, ainsi Une maison du faubourg d’Aix… (pl. 27 du calepin), La Maison du Diable (pl. 29), un moulin (pl. 25) ou des fermes isolées (pl. 33, 34 et 36).
Le jour de l’arrivée à Aix, le voyageur avait représenté Aix-les-Bains, mais cette vue n’a rien d’urbain, il s’agit plutôt d’un village des abords d’Aix, éventuellement d’un faubourg (pl. 20), puis il avait représenté une jonction de routes en Y, toujours bien marquée dans le paysage très urbanisé et construit d’aujourd’hui, le Point de réunion des routes du lac et de Genève (pl. 21) ; il s’était attardé quelque temps dans la ville même, représentant successivement une Fontaine publique à Aix, l’Arc de Campanus, le Temple de Diane avant de multiplier les échappées, plus ou moins concentriques, autour d’Aix, allant voir des fontaines, le lac du Bourget ou dessinant quelques vues montrant au loin la Dent du Chat, montagne qui domine le pays d’Aix. Certains de ces dessins sont assez sommaires et même bien maladroits, mais le voyageur persévère dans son objectif de capter le contexte dans lequel il se situe.
Une particularité doit être relevée, ces paysages sont « encadrés ». Alors que les dos de postillons étaient des vignettes flottantes sur des pages (trop) grandes, le voyageur décide cette fois-ci d’installer ses paysages invariablement dans des cases : celles-ci ont généralement les dimensions suivantes 70 mm de haut sur 130 de large ; sur 22 dessins de paysages, il n’y a que très peu d’exceptions à ce format. A la page 40 de son carnet, le dessinateur présente un dernier paysage assez minutieux, pour lequel il s’applique un peu plus : il utilise la couleur à laquelle il avait fait peu appel jusque-là, le format de cette petite vue panoramique est de 33 sur 151mm.
Panorama (pl. 40) : Port de Puey sur le lac du Bourget.
Parmi tous ces paysages, on ne trouve cependant pas les vues traditionnelles d’un carnet de voyage aux eaux, ainsi font défaut les thermes et bains divers, le casino, le cercle des étrangers, l’aire d’accueil des diligences... Dans son approche paysagère de l’Aix thermal, le voyageur n’a retenu que deux monuments antiques, d’ailleurs reproduits de façon un peu bâclée, le Temple de Diane et l’Arc de Campanus et quelques fontaines.
La cure : encore un changement de protocole
L’un des morceaux de bravoure de ce carnet est constitué par un petit ensemble de 7 vues où apparaissent des figures beaucoup plus grandes, qui sont autant de personnages du « monde thermal ». Pour ces dessins effectués au cours de la cure même à Aix, les cases sont maintenues d’abord pour deux dessins encore (probablement dans la continuité des cadres de paysages), puis il s’installe dans un dessin beaucoup plus libre, sans cadre, qui occupe une bonne partie de l’espace de la page.
Le dessinateur a visiblement choisi de représenter la vie thermale par des types et son intérêt apparaît une nouvelle fois comme ethnographique. De façon manifeste, les gens de son propre monde ne l’intéresse pas trop, il y trouve plutôt des thèmes prêtant à la dérision ; en contrepartie, on ressent dans les choix de sujets qu’il fait une nette empathie pour les petites gens et même certains malades.
Pl. 42. A gauche Baigneuse du N°4.Sur cette planche 42, il s’agit soit d’une femme de service, gérant le bain N °4, soit d’une curiste bien emmitouflée ; à droite, Pl. 47. Enfant de l’Hôpital attendant la douche. L’enfant, très emmailloté, est installé sur un brancard et attend ses porteurs. Au second plan, une femme qui semble porter du linge et un homme qui porte de l’eau chaude (l’eau thermale chaude était portée vers des divers lieux – hôtels, bains secondaires – dans des hottes). A l’arrière-plan, arcades de l’établissement thermal.
Apparaissent ainsi des lavandières ou lingères auprès d’une fontaine sur le dessin Aixoises (pl. 41) ; on trouve encore à d’autres moments, au second plan, des lingères ou des porteurs d’eau thermale qui sont des « petites mains » essentielles dans le fonctionnement de la cure. Des baigneurs sont également figurés, ainsi dans la Baigneuse du N°4 (pl. 42, cf. illustration), ou deux Baigneurs (pl. 43). L’auteur des dessins manifeste une incontestable sensibilité aux malheurs des vrais malades en particulier des enfants, en représentant un Paralytique (pl. 44), qui est vraisemblablement une jeune fille, transportée par deux porteurs et un Enfant de l’Hôpital attendant la douche (pl. 47). Entre ces vues compatissantes, il a intercalé deux dessins de curistes qui sont des gravures de mode du temps (pl. 45 et 46, cf. illustration) : entre ces curistes qui viennent pour le loisir ou par oisiveté et les enfants malades, le décalage est marqué.
Pl. 45. Malade qui attend l’heure du Bal au Cercle des étrangers. Pl. 46. Les lions au café Dardel. Ces vues sont évidemment satiriques. Le dessinateur s’en prend à une « malade » dont l’unique souci semble être de participer au bal quotidien au Cercle des étrangers (installé en 1840 au château d’Aix). On peut se demander si la figure étonnée figurant au mur (portrait ou glace reflétant un visage) n’est pas celle du dessinateur… Les lions et lionnes sont les jeunes à la mode que l’on rencontre en temps ordinaire principalement à Paris, et l’été dans les villes d’eau. Le café Dardel où a lieu une tabagie est bien connu aussi par la photographie vers 1860 : on voit alors des touristes aisés parisiens et de la gentry anglaise (venue avec Victoria) se prélasser à une terrasse.
Le retour : à nouveau au fond de la voiture et vues principalement de dos de postillons…
Le voyageur quitte Aix le 18 août 1849 et entame le retour vers Paris. Au départ de la première étape, il représente comme postillon un personnage dont il indique le nom, Guilland (cf. illustration, Pl. 48). Les Guilland sont une famille de maîtres de poste qui ont tenu relais et hôtel à Aix-les-Bains pendant des générations. Le voyageur revient d’abord à son protocole du voyage aller et représente les étapes par des dos de postillons. Au niveau du dessin, il semble davantage à l’aise, ses postillons sont sensiblement moins raides, il fait même appel à la couleur pour les étapes de la traversée de la Suisse. Veut-il marquer une différence avec la France et la Savoie ? Probablement frappé par les costumes traditionnels vus en Suisse, il représente les étapes de Fribourg, Berne et Soleure par des jeunes femmes en tenue locale que l’on peut mettre en parallèle avec la Bressane de l’aller. A Soleure, l’église schématiquement représentée au loin est à peu près reconnaissable (tour en façade et tour de croisée).
Ayant traversé le Jura suisse, le voyageur rejoint à nouveau les routes françaises (assez rapidement, il a gagné le tracé de la route royale de Bâle à Paris) et enchaîne les relais. A Mont-sous-Vaudrey, l’un des deux postillons est en blouse et porte un bonnet franc-comtois, puis l’uniforme réglementaire est de mise jusqu’à Paris, en passant notamment par Dôle, Troyes et Provins. Le protocole initial est, là, entièrement appliqué, mais les vues de postillon apparaissent plus travaillées et même l’entité postillon-cheval se met à apparaître : à un relais après Troyes (Pont le Troy ?), le dessinateur représente, à gauche, un postillon avec son cheval de trois quarts dos et, à droite, on distingue des fontes posées devant le cavalier. Plus loin à Mormant, les deux chevaux sont partiellement représentés, on distingue même les œillères de celui de gauche.
Le retour. A gauche, Aix le 18 août 1840. Ce dessin (pl.48) est le seul qui soit daté de façon précise et qui fournit l’identité d’un personnage : en effet, au dessus du postillon de gauche est écrit Guilland. Ce Guilland, en tant que maître de poste porte une plaque sur la poitrine, il n’a donc pas de brassard, à la différence du second postillon ; à droite, deux postillons suisses, respectivement de Genève et Lausanne.
Au cours du retour, le dessinateur s’est certainement vu à court de pages et il n’a représenté qu’une partie des relais de la partie finale de son voyage. D’une certaine manière la hâte du retour se traduit aussi dans le dessin. Le postillon du relais de Châtillon est comme déhanché et probablement dressé sur ses étriers. Le voyageur lui-même, qui a vraisemblablement pris un cheval de louage à l’arrivée des diligences et malles de la poste, regagne son logis en poussant également son cheval.
La hâte du retour. A gauche détail de la planche 61, le dernier postillon représenté (de Charenton) fouette l’attelage. A droite, le voyageur s’est représenté lui-même, mais nous ne connaissons que de trois quarts dos… Il est en vue probalement de sa maison d’Auteuil.
Enseignements
Des séquences évidentes
Dans ce carnet, le regardeur peut assez facilement déterminer des séquences : il y a des séquences temporelles évidentes (les voyages de l’aller et du retour, le séjour sur place), il faut bien reconnaître que le dessinateur a singulièrement facilité la tâche au regardeur en diversifiant clairement les protocoles en fonction de ces diverses périodes. Un regardeur contemporain vétilleux serait même tenté de se plaindre car le dessinateur a manqué quelquefois de rigueur en laissant « traîner » un élément d’un protocole antérieur dans la séquence suivante (ainsi les cases des paysages qui se prolongent avec deux dessins des personnages de la période de cure). Plus sérieusement, on ne peut qu’être marqué par la variété des protocoles mis en œuvre et la rigueur à laquelle se tient le dessinateur.
Un voyage effectivement réalisé
Malgré tous les aspects qui pourraient apparaître comme étant de fantaisie, une multitude d’indices concrets démontre que l’on ne peut pas douter de la réalité de ce voyage. La précision technique des vestes de postillon et des détails de son équipement est frappante. Les très rares paysages du voyage aller (Saulieu, Rochepot) correspondent à la réalité de terrain ; le pays d’Aix est particulièrement bien documenté. Les représentations de la période de la cure sont remarquables par leur qualité d’observation directe et aussi par la sensibilité qui s’en dégagent. On pourrait évoquer aussi le Cercle des étrangers ou le Café Dardel ; la présence d’un postillon de la famille aixoise des Guilland constitue comme une cerise sur un gâteau.
Un voyageur qui devient un dessinateur
Partie centrale de la page de frontispice, où un trophée, se développant autour d’un tableau encadré représentant un postillon vu de dos, montre de nombreux objets représentatifs de ce voyage. On y reconnaît ainsi des éléments en lien avec le voyage en voiture de poste, comme les bottes à éperons, le collier à grelots de chevaux, la « lanterne de cocher ». Les bains figurent sous la forme de broc et hotte servant à transporter l’eau, de robinet ou pomme de douche ou de coiffe de baigneur ou baigneuse. Assez surprenants sont tous les éléments de la vie à la campagne que le voyageur a enregistrés sans les représenter tous forcément dans son carnet, comme les épis et fleurs des champs, le râteau, la fourche à deux dents, les fléaux, le bâton de berger, les gaffes de pêcheurs ou une coiffe de costume féminin traditionnel.
Le dernier dessin réalisé par le voyageur est certainement le frontispice qui fait la synthèse du voyage. Il faut observer d’abord que le voyageur a visiblement dessiné au fil du voyage. Ainsi les dos de cochers sont clairement d’abord esquissés au crayon (nombreuses traces de crayon visibles) au cours même de l’étape, puis finis à l’encre, probablement à l’étape, ou pour partie à Aix. Le frontispice n’a vraisemblablement était dessiné qu’après le retour à Paris. Le voyageur n’est certainement pas un artiste au départ de Paris : à travers ses dessins, il apparaît comme un personnage très imaginatif, fourmillant d’idées, montrant des qualités de cœur, capable d’élaborer des concepts ; vraisemblablement vient-il d’un bon milieu intellectuel et dispose-t-il d’une bonne formation. Il élabore et met des concepts en œuvre, s’applique dans le dessin et semble même gagner progressivement une aisance relative. Ce carnet apparaît comme un carnet d’apprentissage. Par la richesse des thèmes abordés, par les ouvertures qu’il offre, le voyageur démontre qu’à l’arrivée il est devenu artiste. Il reste pour nous anonyme ; a-t-il persévéré ?
Une lecture contemporaine
Ce carnet a été créé il y a plus de 170 ans : avec le recul et la connaissance des créations et mouvements artistiques sinon littéraires qui se sont succédé, parfois de façon météorique, dans ce long intervalle, on peut tenter un décodage qui, par rapport à l’époque de création, peut apparaître quelque peu artificiel, mais Marcel Duchamp n’a-t-il pas dit : « C’est le regardeur qui fait le tableau »…
Le mouvement décomposé
Le dessinateur a représenté quelque 52 postillons dans ce carnet. A la toute première approche, le regardeur est frappé par une certaine raideur des premiers postillons représentés, par le côté figé de ces personnages vus seulement de dos ; en même temps, l’association de deux ou même de trois postillons sur une même page peut insuffler un effet de mouvement. De plus sans que cela soit tout à fait systématique, on constate comme une augmentation progressive de la panoplie du postillon : le brassard, le fouet, les rênes, les bottes, un bout de selle et même lors du voyage de retour, une partie de l’arrière-train du cheval, et même des chevaux vus de trois quarts dos. A feuilleter rapidement le carnet, il se forme comme une image en mouvement : certains postillons sont tassés sur leur selle, d’autres se relèvent, se redressent sur leurs étriers, sont plus déhanchés ; les fouets parfois au repos, dessinent des mouvements de plus en plus amples. On ne peut manquer de penser à un flip-book, qu’en Allemagne, on désigne par la plaisante formule Daumenkino (cinéma de pouce) : le défilé d’images est composé par la succession des postillons. Il n’est pas impossible que notre voyageur ait connu les premières images animées et en ait tiré inconsciemment profit, le Thaumatrope est apparu en 1825, Joseph Plateau a présenté son Phenakistoscope en 1827.
Un parti pris « absurde » : des protocoles de limitation ou de restriction
Le parti pris du dessinateur peut apparaître absurde à qui attend, par exemple, des vues des paysages traversés à l’aller comme au retour. Le voyageur refuse d’abord clairement le paysage : c’est simplement par une forme d’inadvertance que deux éléments de paysage se glissent dans la partie consacrée au voyage aller ; le paysage est quasiment absent dans la partie retour. En hommage à des jeunes femmes entrevues en costume traditionnel, singularités de ces costumes provinciaux, on trouve une Bressane à l’aller et trois Suissesses au retour qui viennent troubler le bon ordre des postillons. L’auteur du carnet démontre dès son arrivée à Aix qu’il sait être très attentif au paysage : il lui consacre des travaux minutieux, mais à ce moment-là, l’homme disparaît presque totalement n’étant réduit qu’à une figure microscopique le plus souvent. Ensuite l’humain prend toute sa place dans la tranche du carnet qui est consacrée à la période de cure.
Il apparaît clairement que le voyageur arrête des processus et s’y tient. Les vues créées ne manquent pas de distance et d’humour : comment ne pas penser aux Hydropathes et autres activistes des Arts Incohérents de la fin des années 1870 et du début des années 1880. Il y tout un jeu, des conventions, l’intention de faire sourire. En contrepartie, lorsque l’auteur représente de vrais malades ou des petites gens, on peut noter que la distance critique ou satirique est abolie.
Le dessinateur de ce carnet se situe dans la protohistoire de l’illustration comme grand art. Il n’est pas un dessinateur hors pair, mais il a en des intuitions, des fulgurances. D’autres à la même époque, comme Grandville, Daumier ou, peu après, le jeune Doré ont ce type de grâce.
Ce carnet se révèle d’une richesse d’aperçus considérable qui serait à creuser bien davantage. Comment ne pas se souvenir de choix faits au début du XXe s. par Raymond Roussel. Comme notre voyageur enfermé dans le fond de la voiture de poste, Roussel voyage en prenant le parti de l’enfermement, ainsi de ne pas regarder les paysages : il se clôt dans son logement de Tahiti (!), il fait un long voyage en Italie en restant complètement enfermé dans le lodge automobile qu’il s’est fait construire. On peut penser aussi à des protocoles conceptuels mis au point – 120 ans après notre voyageur - par les artistes du mouvement Fluxus, ainsi Beuys qui fait un voyage aux Etats-Unis (pour se confronter à un coyote dans une cage) et refuse de toucher et de voir le sol américain. En dernier lieu, l’utilisation ou non de cases selon le moment du voyage fait penser à des restrictions que s’imposent les membres de l’Oubapo.
François Pétry
(Images: Collection François et Mireille Pétry)